Eva Blackwood - Just stand still

Je suis née en Californie, là où les célèbres collines de l'endroit se laissent envahir par ce brouillard caractéristique qui recouvre parfois le Golden Gate. Après toutes ces années sur la côte Ouest, je me demande encore pourquoi j'ai osé quitter San Francisco. Enfin. Je ne peux pas dire que j'ai eu une enfance désastreuse. Je suis habituée au bruit, à la pagaille - au chaos à peu près organisé d'une famille nombreuse. Une soeur, deux frères, et une jumelle. Nous sommes les cinq pointes d'une étoile au moins aussi brillante que celles qu'on fixe encore et toujours, dans le ciel sombre. Mais Oliver ne perdra pas de temps pour s'engager dans l'armée, et Aiden décidera aussi bien vite de s'exiler pour profiter de la vie. Et du coup, il ne restait plus que nous deux, à la maison. Notre aînée avait quitté le nid depuis longtemps.

Et en vérité, il a toujours été question du nous, plutôt que du je. Mais je ne suis pas ma jumelle. Je ne sais pas comment je dois raconter mon histoire sans d'abord mettre les choses au clair, et il semble que je doive le préciser à chaque fois. Je suis celle que les gens apprécient un peu moins, de façon générale. Je suis celle d'entre nous deux qui ose prendre des risques. Je suis celle qui n'a pas son talent pour le violoncelle, ni la patience pour apprendre la musique. Je suis celle qui est en mesure de l'imiter, quand je change ma voix et mes gestes pour que ça ressemble un peu plus à cette douceur presque magique qui émane d'elle en tout temps. Mya, elle, est incapable de se changer en moi. Et c'est probablement pour le mieux, si je suis honnête. Mais être honnête n'est pas simple, pour moi. Il faut bien que je finisse par l'avouer. Je ne lui dirai peut-être jamais que je faisais semblant de dormir, parfois, quand elle était prisonnière de ses mauvais rêves. Que j'étais trop épuisée, trop absente pour réellement la réconforter. Qu'elle est la plus effacée de nous deux, sans aucun doute, mais que notre rêve de partir à New York était plutôt le sien. Oh, certes, j'avais mes raisons de vouloir la suivre. Mais je l'ai aussi fait pour elle, et une partie de moi la blâme encore pour ça.

Enfin. C'est assez évident que je me cherchais moi-même, en partant à New-York. Je ne savais pas encore qui j'étais, et encore moins celle que j'allais devenir. J'ai toujours été fascinée par l'aviation. Et j'ai décidé de me lancer quand j'ai découvert que ma jumelle voulait à tout prix poursuivre ses rêves à elle. Mya m'inspire. Elle mérite le monde entier, et je veux la voir s'épanouir. Elle sait très bien que j'ai besoin d'un objectif, d'une raison de continuer, d'avancer - autrement, je ne peux que m'éteindre. Je n'ai jamais eu besoin de le lui dire; elle sait, tout simplement. Alors j'ai trouvé une des meilleures écoles de pilotage au pays, le Vaughn College of Aeronautics and Technology, dans le Queens. Ça fonctionnait merveilleusement bien avec ses plans, et nous nous sommes vite habituées au désordre de la fameuse ville, qui n'était rien de moins qu'une réplique à grande échelle de l'anarchie éclectique de notre famille.

Rapidement, après des heures et des heures d'entraînement intensif au sol et tout un tas d'examens au fil des mois, j'ai pu obtenir ma license de pilote privé. Évidemment, rien de tout ça n'était gratuit. C'était même vachement complexe de gérer un budget si serré. Je demandais souvent des prêts, des cartes de crédit et tout le reste - ne serait-ce que pour couvrir ma partie du loyer. J'ai commencé à travailler dans un bar qui faisait partie de l'aéroport LaGuardia, tout juste à côté du collège. Et c'est à partir de là que les choses sont devenues un peu... compliquées.

Je n'aime pas dire que j'ai fait de mauvaises rencontres. C'est une excuse à la con. Mais trouver un boulot n'était pas facile, avec un simple permis comme le mien. Je ne pouvais rien faire sans certifications supplémentaires. J'ai donc décidé de redoubler d'efforts pour obtenir mes qualifications d'instruments aéronautiques, afin d'être plus apte, voir parfaite. Et c'était ce qu'on me demandait, rien de moins. C'était particulièrement difficile. Le poids sur mes épaules devenait de plus en plus lourd. Oh, si ma jumelle sait absolument tout de moi - ça, pourtant, elle ne le savait pas. Je cachais toujours mes états d'âme - avec une certaine violence, même. Peut-être que je tiens ça des gens avec qui je bossais; aucun d'entres eux n'étaient des enfants de coeur. Et c'est justement à ce moment-là que j'ai réussi à me mettre sérieusement dans la merde.

J'ai fréquenté un tas de mecs. Enfin, quelques uns. Rien de sérieux. Jusqu'à ce je tombe sur lui. Il faisait partie de la bande du bar. Et encore aujourd'hui, je me donne la nausée quand je repense à lui. Il était tout ce qui me permettait de tenir. Quelle sotte je pouvais être. Je crois que Mya a pu le voir quelques rares fois, mais la plupart du temps, nous étions assez secrets. Peut-être que je savais qu'il était le mal en personne, au fond de moi. Je n'ai pas envie d'entrer dans les détails, mais je n'ai plus jamais eu le sentiment d'être en sécurité après son passage dans ma vie. C'est lui qui me faisait prendre des médicaments, des drogues stimulantes, sous prétexte qu'il m'aidait à parvenir à mes buts. Je le croyais. Mais je n'arrive bientôt plus à lâcher les comprimés, et ses gestes deviennent déplacés au fur et à mesure que le temps avance, et que j'ose lui dire non. Que j'ose m'isoler au lieu de me retrouver en lui. Il cesse aussi de m'aider financièrement, comme pour me faire chier jusqu'au bout.

Je ne compte plus les coups et les nuits où il avait l'audace de faire de moi ce qu'il voulait. Si Mya est loin d'être une imbécile, je me doute qu'elle a arrêté de me poser des questions en réalisant que je ne parlerais pas. C'était de la pure torture de ne pas lui révéler tout ce qui pouvait hanter mon âme. Mais j'étais prisonnière, et je n'avais pas de plan. Pas question de la mettre en danger en lui parlant de ce con que j'aimais trop. Surtout quand je ne suis pas certaine que j'ai le courage de partir. Mais c'est justement quand il menace ma famille que je décide de faire mes valises pour de bon. Ma décision ne lui plaît certainement pas, et il ne manque pas de me le faire savoir. J'en ai encore des marques et des cicatrices.

C'était le soir avant la pluie. Quand je retourne au bar pour ramasser quelques babioles, il est assis tout près du comptoir - en tant que client. J'observe ma collègue du coin de l'oeil, non sans lui faire comprendre qu'elle est particulièrement ignorante de continuer de le servir. Alors j'improvise. Je lui déblatère mes conneries les plus délicieuses, prétendant que je regrette tout, que je fais erreur sur toute la ligne en le quittant. Il avale facilement mes paroles, ne résiste pas à venir se noyer dans mes yeux clairs. Je le ramène chez lui. Nous montons sur le toit, pour se rendre à la piscine. Personne n'est dans le coin, à une heure aussi tardive, et c'est tant mieux. Je le laisse doucement s'endormir, et quand il est à peine conscient, je le pousse doucement pour le laisser partir à la dérive, dans l'eau chlorée. Je ne me retourne même pas quand je prends la fuite. Je souhaite sa mort, cette nuit là. Je rentre à l'appartement, me doutant que Mya est dans les bras de Morphée depuis longtemps. Et le lendemain matin, nos vies changent à jamais.

Ce putain de virus est source de conflits. Je me dispute avec Mya, ne croyant pas que de partir est vraiment l'option la plus intelligente, à ce stade-ci. Je lui répète que je peux trouver un avion, que nous pourrions simplement gérer au jour le jour, avec un moyen de transport particulièrement avantageux. Elle refuse de m'écouter. Et je refuse de céder - jusqu'à ce que je vois son visage. Il est encore en vie, le pauvre idiot. Je ne sais pas comment, mais je l'ai vu courir pour se réfugier dans un immeuble près de notre appartement, après la première pluie. Je suis livide, mais j'accepte finalement la proposition de ma soeur sans rechigner. Il faut qu'on se barre, et tout de suite.

Nous partons donc vers Malden très rapidement. À travers toute cette merde, je fais de mon mieux pour ranger mes problèmes dans un coin de ma tête. Et si c'est même possible, je me soude encore plus à ma jumelle. Mya est la constante stable dont j'ai et j'aurai toujours besoin. Elle est tout le bien que je ne serai jamais. Et je ne laisserai jamais personne la convaincre du contraire. Au refuge, je fais de mon mieux pour garder la tête froide. Et quand je sors dehors, je tente de protéger mon monde, de trouver tout ce qui pourrait être utile à notre survie. Mais je m'assure surtout, à chaque fois, que ce type n'est plus dans mes pattes.