We can be heroes, just for one day

Une bonne routine était ce qui se rapprochait le plus d'un semblant de normalité aujourd'hui. Avant, Sam étudiait, faisait du sport, dessinait, passait en live, mangeait des bols de flocon d'avoine-chocolat-beurre de cacahuètes-whey, voyait ses amis et son petit ami. Elle avait toujours été assez organisée et avait un plutôt bon équilibre de vie qui lui convenait. Conserver une discipline était finalement beaucoup plus simple quand on avait des parents qui encourageaient sans restreindre et qui faisaient confiance sans étouffer.
Maintenant, Sam étudiait les rapports des explorateurs, dessinait des cartes et s'entraînait car manquer de cardio ou de force pouvait signer son arrêt de mort. La routine était différente, mais il fallait bien s'adapter pour survivre. Être occupée, que ce soit en ayant participé à la reconstruction de la Tanière après le séisme, ou tout simplement pour la vie quotidienne, c'était aussi une manière de se rendre utile auprès des autres rescapés et ça ne pouvait pas faire de mal.

(elle avait tellement envie de beurre de cacahuètes)

Sam quitta la chambre qu'elle partageait avec sa mère. Les quatre derniers mois, depuis le décès de son père, avaient été rudes. Elles s'efforçaient de retrouver un sens à ce quotidien, de faire honneur à sa mémoire et de ne pas sombrer mais la blessure était encore béante. Ce soir, la rousse avait besoin de sortir et la Taverne semblait le meilleur choix pour ça. Il y avait toujours du monde et les gens étaient généralement enclins à la discussion. Sam n'y allait pas pour boire jusqu'à l'oubli, c'était une pente qu'elle savait glissante - son père biologique n'en était, à sa connaissance, jamais remonté - mais elle pouvait apprécier une boisson peu alcoolisée de temps en temps. A son entrée, elle adressa un signe de main et un clin d'oeil à Sasha, en pleine discussion avec un groupe de clients. Elle ne voulait pas déranger son amie pendant le service, même si elle se doutait que la jolie blonde était rarement contre une distraction !

Sam n'était pas la personne la plus extravertie sur Terre, contrairement à ce que pouvait laisser croire son activité de streaming. La distance et les écrans rendaient ça facile au bout d'un moment, mais une pièce pleine de vie et de bruit était très différente de pseudos qui défilent ou d'un compteur d'abonnés qui augmente. Cependant, elle ne voulait surtout pas avoir l'air d'une âme perdue à la recherche de compagnie, alors elle avança comme si elle savait précisément où elle voulait aller. Elle jeta son dévolu sur une table à proximité d'une vitre, ce qui lui laissait la vue sur le couloir adjacent.

Pour se donner bonne conscience, Sam avait emmené une ébauche de carte sur laquelle elle travaillait récemment. C'était un brouillon sur lequel elle avait griffonné pas mal d'informations utiles, mais c'était sûrement indéchiffrable pour un oeil non averti - et ce n'était pas à cause de son écriture bancale bien sûr.
Mais Sam fut interrompue dans son activité par la vision de boucles brunes qui passaient dans le couloir. Sans réfléchir, elle tapa avec un peu trop d'enthousiasme à la vitre - aucun contrôle de sa force, style infecté qui se jette sur un humain - et fit sursauter les tables alentour. Elle fit de grands gestes de main à travers le verre, pointant la chaise vide en face d'elle et mimant un "viens me rejoindre" silencieux. Zander faisait partie de ces personnes qu'elle appréciait à la Tanière et pour lesquelles on se demandait souvent ce qu'il faisait ici. Le pauvre, elle avait dû lui provoquer une crise cardiaque avec son interpellation brutale... mais il était de bonne compagnie, elle rigolait bien avec lui. Elle espérait qu'il n'avait rien de mieux à faire que traîner avec elle.

Sam adressa un petit signe de main désolé à la table d'à côté qu'elle avait également fait sursauter avec sa brusque intervention. L'évènement était déjà oublié, l'effervescence de la Taverne et de la Tanière en général faisait qu'on ne se formalisait pas d'un peu d'animation. Elle mit un peu d'ordre sur la table où elle avait déjà pris ses aises et étalé ses affaires pour faire une place à son compagnon d'infortune - juste à temps avant qu'il s'installe avec toute la délicatesse dont il était certainement capable. "Désolée pour la frayeur, je me suis peut-être un peu emballée", se justifiait Sam, pas vraiment désolée. Elle était sincèrement contente de le voir, il était toujours d'agréable compagnie.
Deux âmes un peu en marge de la communauté, un drôle de duo.

Sam rit sincèrement à la question de Zander. Elle qui n'avait jamais mis les pieds dans un bar avant le début de ce bordel, elle avait une vision très romancée et un peu dramatique du rapport entre l'alcool et l'oubli. Pourtant elle savait bien que l'on pouvait consommer sans tomber dans l'excès, mais elle avait souvent cette image de l'alcoolique, seul, accoudé à son bar. C'était peut-être comme ça qu'elle imaginait son géniteur quand elle était plus jeune. "J'avais apporté un peu de travail", commença t-elle en pointant du doigt la carte qui était son projet du moment, "je voulais changer de décor, je commence à me lasser de la salle commune et de mon dortoir". Elle était souvent occupée, Sam, jamais le temps de s'ennuyer et jamais le temps d'être seule avec ses pensées. C'était une manière d'éviter de faire face à ses émotions et elle le savait bien, mais c'était une option simple.

"Besoin de me changer les idées, et je ne suis pas contre un petit verre", finit-elle par accorder au brun. Elle remit correctement son gilet à capuche qui avait la fâcheuse tendance à glisser de ses épaules. Pour autant, elle le portait dès qu'elle était en sécurité au Camp. C'était un sweat piqué à Jules (juste avant son départ en France), il était trop grand pour elle, mais c'était un contact rassurant. Le tissu rouge bordeaux commençait à pelucher un peu à cause de l'usure et Sasha avait déjà raccommodé un trou qui s'était formé au fond de la poche. Qu'est-ce que tu conseilles à quelqu'un qui ne boit jamais d'alcool et qui boit une bière tous les cinquante ans ? demanda t-elle en exagérant un tout petit peu. Son remède pour oublier, c'était plutôt de se plonger dans le sport, et avant ça le dessin - mais ça, c'était ce qui paraissait être une vie antérieure, elle ne prenait les crayons que pour les cartes maintenant.

Ce type de rencontres, ça lui faisait parfois oublier le monde dans lequel elle évoluait maintenant, la petite rousse. Elle qui rêvait de grandeur, d'études exigeantes, de cohabitation avec son chéri.. tout paraissait tellement loin. C'était hier, et c'était il y a un siècle à la fois. Elle repense à ces moments où elle angoissait pour des examens ou des entretiens d'embauche, alors qu'aujourd'hui l'angoisse était de savoir si elle pouvait survivre un jour de plus. Un mois de plus. C'était quoi le remède ? C'était quand le remède ? Et les personnes disparues, elles l'étaient pour de bon, il n'y avait pas de retour à la normale après tout ça. Son regard fut attiré par les plaques argentées de Zander. Est-ce que c'était ça qu'il avait besoin d'oublier, lui ?

Sam porta la main à son coeur d'une manière très exagérée, faussement outrée par les sous-entendus de son interlocuteur. C'était presque comme dans la vie d'avant, quand elle emmenait son PC dans un coffee shop pour étudier en prenant une dose de café trop sucré : mais au lieu du café, ici c'était de l'alcool, au lieu d'un coffee shop à Malden, c'était une Taverne improvisée dans un camp de survivants, et au lieu de cours sur les arts visuels, c'était une carte sur les ressources utiles à aller piller.

Presque comme la vie d'avant, quoi.

Du bout de la botte, elle cogna (amicalement) dans le pied de Zander qui avait fini sa course à proximité de ses propres jambes. "D'accord, OK, tu m'as eue. C'était peut-être pour ne pas avoir l'air complètement perdue et seule au bar, j'avoue." confia Sam, voyant qu'il avait percé son jeu au grand jour. C'est vrai que si son objectif premier était sincèrement de travailler, elle aurait sûrement trouvé un lieu moins animé.

Du rhum, alors. La rousse acquiesça, elle plaçait toute sa confiance en son compagnon de toute façon. Elle fanfaronna : "Ah, tu me connais, je n'ai peur de rien !", avec toute l'assurance dont les jeunes adultes sont capables. Elle réfléchit un instant, se remémorant sa vie passée. Jules l'avait parfois emmenée en soirée avec son groupe d'amis à lui, qui étaient tous plus âgés que Sam - les seules occasions qu'elle avait eu de consommer de l'alcool avant sa majorité. Elle connaissait quelques personnes qui avaient des fausses cartes d'identité pour entrer dans les bars mais ça ne l'avait jamais tentée. L'addiction de son père l'avait sûrement vaccinée des consommations excessives. "Je ferai attention à ne pas boire trop vite, je n'ai pas envie d'être malade" conclut-elle, un éclat de curiosité dans le regard.

Zander réalisa que ses yeux avaient dérivés sur ses plaques et Sam se sentit bête. Elle baissa le regard, ennuyée d'avoir fait preuve d'une curiosité mal placée. "Désolée, c'est juste... elles brillaient, ça a attiré mon regard", admit-elle, un peu gênée d'avoir eu les réflexes d'une pie attirée par un éclat métallique. "Je savais que ce n'était pas les tiennes, mais je n'avais jamais remarqué à quel point elles étaient bien entretenues." Sam ponctua sa phrase d'un petit sourire. Le brun devait beaucoup tenir à ses plaques, il ne l'avait jamais vu sans. Elle avait entendu des théories ici et là - elles étaient à son frère, à son père, à son ex-copine sergent... Elle ne savait pas ce qui était vrai, mais finalement l'essentiel était que la personne n'était pas à ses côtés aujourd'hui. Comme pour se rattraper, elle attrapa les pans de son gilet pour le mettre en évidence. "C'est pas le mien non plus", cette fois, un sourire triste. Jules se serait bien entendu avec Zander, c'était sûr. "Le premier verre, il est pour les absents et les disparus. Tu prends du rhum avec moi ?" Sam décréta, bien décidée à au moins mentalement dédier ce premier verre aux absents. Eux, ils étaient là, et ils allaient continuer à se battre pour vivre un jour de plus. C'était le moindre des choses pour leur rendre hommage.

Elle s'éclipsa une seconde pour rejoindre le bar et passer la commande pour la table avant de rejoindre Zander. Sasha n'allait certainement pas tarder à leur apporter leurs verres.

Comme un aveu silencieux, Sam empila soigneusement cartes et crayons sur le bord de la table. Le projet de travail sérieux était définitivement mis de côté et oublié, et cette fois sans une once de culpabilité. Petit à petit, elle s'accordait le droit de sourire et apprécier de nouveau le quotidien, bien que ce soit une bataille constante. Elle avait toujours eu ce besoin de se sentir productive, une nécessité qui avait perdu de son sens aujourd'hui.
Aujourd'hui dans ce nouveau monde.
Aujourd'hui dans ce nouveau monde sans père.

ça passait par des petites choses, comme goûter un nouvel alcool en bonne compagnie. Sans le savoir, Zander participait à sa manière à sa reconstruction. Elle ne lui avait rien demandé et pourtant il était là, et c'était ce qui comptait. Alors quand il sortit la carte du si tu es sage, d'accord, le visage de la rousse s'illumina. "Promis juré", parole de scout, s'engagea celle qui n'avait jamais mis les pieds dans une colonie de vacances.
De toute façon, le projet n'était pas de rentrer dans sa chambre ce soir en se cognant aux murs et en titubant, cette partie là de la consommation ne l'inspirait pas tellement. Et le fait de perdre le contrôle de son corps et son esprit au beau milieu de la Tanière l'effrayait légèrement. Dans un environnement fermé et entourée uniquement de personnes de confiance, c'était déjà plus acceptable dans son esprit. Elle se sentait reconnaissante d'avoir finalement grandi dans un milieu où la consommation d'alcool était raisonnable et jamais prioritaire sur le quotidien. Avec l'expérience d'un géniteur détruit par l'alcool, Sam aurait pu grandir avec une peur excessive de la moindre goutte d'alcool, mais les Owens avaient rétabli cet équilibre.

Sam était rassurée par la réponse enthousiaste du brun. Elle craignait l'avoir vexé, blessé ou déçu, mais son sourire lui montrait qu'il n'y avait pas de malaise. Tous les survivants avaient perdu quelqu'un à un moment ou un autre et chacun gérait le deuil à sa façon. Certains parlaient ouvertement des disparus, célébraient les moments passés et les souvenirs, et Sam les admirait - elle était à un stade où le monde continuait de tourner alors qu'elle voulait crier dans le vide, qu'elle avançait dans le noir et voyait à peine la lumière au bout du tunnel. Le premier verre sera pour eux, les disparus de Zander, les disparus de Sam, les disparus de la Tanière.

De retour après le passage de sa commande, Zander livra quelques informations. lui. Elle se pencha légèrement en avant, les yeux clairs plantés dans les yeux verts, écoutant avec attention.
Sourire aux lèvres, elle se confia : "C'est un peu mon doudou oui", caressant machinalement du bout du pouce la couture du poignet. "En fait je ne sais même pas si..." la fin de la phrase en suspend, Sam cherchait ses mots. "Mon copain était en France quand les premières pluies sont tombées. On a pu s'appeler quelques fois mais les réseaux sont vite tombés", après tout ce temps elle ne savait même plus exactement à quel moment les appels avaient fini par tomber dans le vide, mais se souvenait bien de l'angoisse béante qui lui avait saisi le coeur. Elle secoua légèrement la tête. "Il m'a dit qu'il allait essayer de prendre l'avion et me retrouver, mais j'ai quitté Malden pendant plus d'un an, et.. enfin, ça fait quoi, deux ans ?" en le disant à voix haute, Sam se sentait stupide. Un rire très amer s'échappa. "Mais je sais pas, je me dis que peut-être il a quand même réussi à trouver un vol, ou au moins qu'on pourra se retrouver après. Tu dois me trouver trop bête" conclut-elle avec une grimace, car s'attendre à une fin heureuse vu les circonstances était de la désillusion à ce stade, et Sam le savait bien. En plus de ça, la perte semblait illégitime. Mais penser à Jules lui évitait de penser à son père, et cette perte-là était beaucoup plus fraîche pour en parler.