Out of love

Baja est morte.
A chaque fois que Thomas ferme les yeux, les images défilent, tel un album photo. Et il se souvient de leur rencontre, quand elle lui avait braqué son arme sur le front pour se défendre. Il se remémore leur nuit en commun qu’ils avaient passé alors qu’ils ne se connaissaient pas. Il avait réussi à la faire venir à la Colline. Il avait réussi à ramener un peu de lumière en elle, et quelques sourires.

Avec elle, il était heureux.
Avec elle, il croyait en l’avenir.
Avec elle, il y avait de l’espoir.
Mais l’espoir est un leurre. Définitivement.

Car après ses belles images viennent les plus sombres, les plus froides ; les plus douloureuses. Baja avait disparue à l’aube d’une nouvelle vie pour Thomas qui, en parallèle, avait retrouvé son âme-sœur, Jordan. Tiraillé entre le fait de vouloir rejoindre sa sœur ou de rester à la Colline, il avait décidé de rester là-bas, pour eux, mais aussi pour elle. Baja, son hirondelle. Pourtant, l’oiseau avait finir par déployer ses ailes vers le paradis, ou l’enfer, car après des semaines à la chercher, il avait fini par la retrouver… pendue, au bon milieu d’une grange abandonnée. Ce jour-là, Thomas est mort avec elle.

Le cliché de son amour perdue sans cesse dans sa tête, Thomas avait fini par prendre la décision de quitter le groupe de la Colline pour rejoindre sa seule et unique raison de vivre : Jordan. Avec l’accord de River, très compréhensif, ils étaient restés en bon terme. Dès lors que l’aube pointa le bout de son nez, Lewis était déjà sur le départ. Bien que cela lui faisait beaucoup de peine de partir d’ici, de quitter certaines connaissances, il savait que ce n’était pas un adieu, mais un au revoir. Pourtant, quand l’homme brisé qu’il était quitta définitivement les lieux, un soulagement s’était emparé de lui. Un chapitre venait de se fermer pour en laisser un autre s’ouvrir. La Coline n’existait plus que dans ses souvenirs… tout comme Baja qui, avait été, malgré lui, associé au lieu.

Il avait promis à sa chère sœur qu’il ferait attention durant le parcours le menant à la Tanière. Et il avait prit les précautions pour n’avoir aucun problème. Le voyage avait été bien plus difficile psychologiquement que physiquement. En vérité, il ne savait pas quelle était la vraie raison de sa prise de décision pour rejoindre la Tanière. Faisait-il ça pour lui, pour voir d’autres horizons ? Ou pour le plaisir de sa sœur qui, était surement surexcitée quant aux faits que son petit frère allait la rejoindre ? Ou faisait-il ça pour fuir la Colline, et donc, fuir le fantôme de Baja qui planait encore là-bas ? Brisé, Thomas avançait sans se retourner. De toute façon, rien ne sert de courir, car il le sait, son passé reviendra à lui, le rattrapant chaque jour, chaque nuit.

La seule chose positive, c’était sa sœur, Jordan. Rien qu’à l’idée de la revoir tous les jours lui procurait un plaisir incommensurable. Plus besoin d’être inquiet. Plus besoin de passer par la tour radio pour avoir des nouvelles. Plus besoin d’attendre des jours pour avoir un câlin de sa sœur, car elle serait là, n’importe quand, n’importe où, au moment qu’il veut. Et ça, pour Thomas, ça n’a pas de prix.

Les retrouvailles avec sa sœur avaient été des plus intenses. Mélange d’un plaisir infini avec une profonde tristesse. Thomas avait fait la connaissance de quelques survivants de la Tanière ; un endroit qu’il connaissait déjà un peu. La journée s’était écoulée très vite. L’homme avait fait le tour des structures afin de s’imprégné doucement, mais sûrement, de sa nouvelle demeure. Cela lui faisait bizarre d’être ailleurs qu’à la Colline. Il avait cette sensation de trahison envers ses anciens collègues. Parfois, durant la journée, il avait ressenti cette fâcheuse impression qu’il était de trop à la Tanière ; une pièce rapportée. Cependant, il avait pu s’apercevoir à quel point sa sœur était populaire ici, et cela lui faisait plaisir de voir ça. Il était fier d’elle.

Quand la nuit tombe, les âmes perdues surgissent.
Posé dans son espace personnel. Le cœur qui s’emballe. Thomas tient dans sa main une lettre. La fameuse lettre qu’il avait retrouvé aux pieds du corps de Baja. Le nom de « Thomas LEWIS » écrit, elle lui était destiné. Aucun doute, si Thomas avait déjà grandement changé. Dans les yeux de sa sœur, il avait vu qu’elle avait sentie ce changement en lui.

Il n’était plus le même, mais tel un phénix, son second prénom, il allait renaître de ses cendres, comme toujours, comme à chaque fois, mais à quel prix ? Et dans quel état ? Cette lettre allait être la réponse à cette question… et à pleins d’autres.

Toc. Toc. « C’est ouvert. »
Thomas afficha un léger sourire à sa sœur.
« Même durant l’apocalypse, tu es en retard, toi. » lança-t-il, taquin.

C’était toujours bon au moral de la voir surgir dans sa chambre, comme ça, comme au bon vieux temps. Si elle était là, c’était pour l’accompagner dans cette épreuve de la lecture de la lettre qui allait être révélatrice, et destructrice… pour tout le monde.

Jordan se forçait à respecter la distance que Thomas semblait demander, même si chaque fibre de son être voulait combler cet espace, le prendre dans ses bras, l'entourer de toute l'affection et de toute la tendresse dont elle était capable. Mais elle savait que ce n'était pas ce dont il avait besoin maintenant. Il avait perdu la femme qui avait fait renaître en lui l’espoir d'un avenir plus doux, et la tragédie de l'avoir retrouvée, sans vie, avait laissé dans son cœur un gouffre qu’elle ne pouvait que deviner, un gouffre où reposaient mille questions sans réponse.

Jordan se surprenait à y penser sans cesse, son esprit tourmenté revenant sans relâche à cette femme, cette inconnue qui avait touché son frère au plus profond de lui. Thomas lui en avait tant parlé, évoquant cette relation unique avec des mots simples mais empreints de douceur, une sincérité désarmante qui semblait éclairer leurs moments de partage. Il avait suffi de quelques mois pour que cette femme devienne un refuge, un rayon d’espoir dans cet univers sombre, et pourtant elle avait choisi de s’éteindre, de disparaître. Jordan s'interrogeait : qu’avait-elle caché, quel fardeau avait-elle porté en silence, jusqu'à l'inévitable ?

Les jours avaient passé comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar éveillé. Aujourd'hui, Thomas était là, à la tanière, et, quelque part, une infime partie d’elle-même se sentait soulagée, presque apaisée de le savoir près d’elle. Elle n’aurait plus cette angoisse lancinante, cette peur paralysante de recevoir un message froid, impersonnel, l’informant qu’elle avait perdu son frère. Il était là, l'un des deux seuls hommes qui comptaient encore dans sa vie, son frère, son "petit" frère, bien qu'il n'ait que deux ans de moins qu'elle. Elle avait l'impression qu'il resterait pour toujours ce gamin dont elle avait pris soin, dans leur enfance marquée par la violence et les fantômes de l'addiction. Elle l'avait protégé comme elle le pouvait, construisant autour de lui une bulle, un bouclier face à la déchéance de leur père. Elle en avait voulu à cet homme, leur père, pour ce qu’il les avait forcés à endurer, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu'il souffrait lui aussi, accablé par des blessures invisibles qui l'avaient consumé.

Un poids l’écrasait, et pourtant, quelque chose en elle éprouvait une vague de bonheur, comme une lueur fugitive au milieu de l’obscurité. Elle se sentait égoïste d’en être reconnaissante. Il avait fallu cette perte douloureuse pour qu'il soit là, qu'elle puisse le serrer contre elle s'il le permettait, lui rappeler qu’il n’était pas seul, qu’elle serait toujours là, quoi qu'il advienne. Elle se souvenait de son sourire radieux lorsqu’il avait évoqué celle qu’il considérait comme sa reine, une étincelle rare dans ce monde dévasté. Jordan n’avait pas eu la chance de la rencontrer, mais elle savait, au fond d’elle-même, que cette femme avait apporté à Thomas un bonheur que rien ni personne d’autre n’aurait pu lui donner.

Après un cours particulièrement long, elle s’était empressée de rejoindre son frère. Elle n’avait pas pu se défaire d’un membre qui semblait désireux de parler, mais elle n’avait pas le temps pour ça, pas aujourd’hui. Avec un sourire d’excuse, elle l’avait laissé pour courir se doucher et se précipiter dans la chambre de Thomas, tout en sachant qu’il la taquinerait pour son retard habituel. Elle frappa doucement à la porte, entendant à peine sa voix qui l’invitait à entrer.

En poussant la porte, elle le vit, assis sur le lit, tenant entre ses mains la lettre de celle qu’il avait tant aimée. Jordan s’arrêta, ses mots se figèrent ne voulant pas rétorquer sur son retard comme elle l'aurait fait à son habitude, et son sourire s’éteignit doucement, comme si la gravité de la situation venait de la frapper. Elle s’approcha, posant délicatement ses mains sur ses joues, avant de déposer un baiser sur son front. Elle s’assit à ses côtés, son regard cherchant le sien avec une tendresse infinie.

Elle murmura d’une voix douce, teintée de cette inquiétude qui ne l’abandonnait jamais :

"Tu veux… que je la lise pour toi, ou ça ira ?"

Sa main vint se poser sur son avant-bras, un geste apaisant, alors qu’elle se rapprochait de lui, prête à partager ce moment d'une douleur indicible. Elle était là, et elle resterait là, peu importe ce qu'il adviendrait.