La Faim qui justifie les moyens.

Mon ventre qui se tord sous cette pulsion animale, si brutale, que rien ne peut contenir. Ne peut faire taire. Ma volonté au ras des pâquerettes m’empêche d’oublier, de faire semblant qu’elle n’existe pas, qu’elle ne prendra pas le contrôle. Cette faim de tous les diables.
Je suis parcourue de secousses tandis que je gigote dans mon lit, jusqu’à tortiller le drap entre mes jambes fines, réussissant à les emprisonner pour de bon. Tournant la tête à gauche, à droite, cherchant à travers ces paupières closes un repos qui ne viendra jamais. Malgré tous mes efforts, je reste agitée, boudeuse, et quelques grondements s’échappent de mes lèvres, démonstrations semi bruyantes de mon état mi comateux, mi effrontée.
Ces cauchemars, emplis de fantômes, je sens qu’ils arrivent. Qu’ils se préparent, tapis dans l’ombre, prêts à reprendre la main sur mon esprit torturé, à faire le show devant un public qui n’a d’autres choix que de rester vissés sur des chaises pour admirer le pitoyable spectacle qui s’offrent devant leurs yeux. Je n’ai pas besoin d’eux, je n’ai pas envie de leur faire ne serait-ce qu’une minuscule place. Ils ne méritent pas ma considération, mon intérêt. Ils doivent s’en aller, me foutre la paix, c’est tout ce que je désire.

Tellement de choses dans ce monde que je voudrais. À commencer par retrouver le précédent, construire le suivant.
Ces utopies ne peuvent exister davantage, je dois faire taire ces voix dans ma tête, cette colère qui gronde et qui enfle, là, dans ma poitrine. Je quitte donc ce lit, bondissant hors de cette couchette que je n’ai jamais considéré comme confortable, de toute manière, mais plutôt comme une planche à laquelle on aurait simplement jeté quelques couettes afin de nommer cela “matelas”. Quelle connerie, vraiment. Rien n’a de sens. N’en a jamais eu, de toute manière.

Je dois agir, ne plus me contenter de subir. Ne supportant pas la moindre contrariété, je prends rapidement la décision de manger. Me servant directement à la source, même si le périple semble truffé de mines pièges. Me mettant à l'œuvre, je prends toutes mes précautions, quittant mon espace sommeil afin de gagner les cuisines de la Tanière sans qu’on puisse remarquer ma présence. En pleine nuit, la tâche est impossible mais je décide de la rendre seulement complexe. Me plaquant plusieurs fois dès que j’aperçois le faisceau d’une lampe, rampant afin que ma présence ne soit détectée et marchant sur la pointe des pieds tandis que j’approche de mon but, mon attention se relâche, au pire des moments tandis, une fois la porte de la cuisine poussée, je me retrouve nez à nez avec une nana que je ne connais pas bien. Désarçonnée, je me contente de bredouiller, ayant bien conscience de ma culpabilité évidente:  

Oh… Salut… Je…

Merde, quoi dire, quoi faire?! Durant quelques secondes, sous le choc, je me contente de battre des cils, passant une main nerveuse dans mes cheveux et cherchant une explication à fournir qui ne pourrait être contrecarrer. Mais merde, Heather, y’a rien à expliquer, t’as pas le droit d’être là et puis c’est tout. Tu connais les règles et t’as décidé de t’en foutre. Alors, ne cherche pas le mensonge comme échappatoire, ça ne t’aidera en rien…
Décidée à affirmer mon caractère contre vents et marées, j’ajoute, après un raclement de gorge plutôt décisif:

Fais comme si j’étais pas là, ça sera plus simple. Je prends juste de quoi grignoter et je m’en vais.

Mais la vie, Heather, ce n’est pas si simple. Ce n’est pas simplement satisfaire tes envies et repartir aussi sec.
Non, ce n’est pas ça.
C’est bien plus complexe et je le savais à la seconde où j’ai franchi les portes de cette cuisine…

Il ne manquait plus que ça. Merde, c’était bien la dernière chose que j’espérais: croiser du monde dans la nuit noire, me retrouver nez à nez avec une habitante de la Tanière dans un des lieux les plus convoités de tout notre petit village! Je me retrouve un peu bête, face à elle, qui ne semble pas écouter ma demande de me considérer comme transparente et me propose un menu au lieu de me réprimander. Moi qui pensait me prendre le savon d’une vie! Je souris, légèrement, et lui réponds, en hochant frénétiquement de la tête:

Euh… ouais. Ça me va, des pâtes aux légumes.

D’instinct, j’aurais envie de me dégager de l’étreinte qu’elle offre à mon bras, je n’aime pas le contact physique, plus depuis des lustres. Mais c’est elle qui s’occupe de me lâcher afin de se concentrer sur sa préparation, que je dévore des yeux, salivant et lui offrant ce compliment, ne pouvant m’empêcher de me confier aux sujets de mes piètres talents culinaires:

Ça sent… vachement bon. Moi, j’ai jamais su rien faire d’autre que cuire un œuf. Et encore, je le rate une fois sur deux.

Je m’exaspère souvent mais l’exprimer à un autre être humain est tel un réconfort, un apaisement qui me soulage. Parfois, lâcher du lest, ça a du bon. Et tandis que mon rythme cardiaque s’apaise après la frayeur causée par cette étonnante rencontre, j’assimile ses demandes et… je m’exécute. Pourquoi je m’exécute, d’ailleurs?! Ce n'est franchement pas mon genre! Mais je sens bien que je n’ai pas mon mot à dire, je suis ici en toute clandestinité, autant se faire aussi discrète que possible et surtout, ne pas contredire ma curieuse cuisinière de nuit. J’attrape donc les fameuses assiettes demandées, l’observe nous servir tout en répondant à son évidente question au sujet de mon prénom:

Heather, enchantée. J’bosse à la Taverne, si jamais… Ça se trouve, on s’est déjà croisé. J’suis plutôt physionomiste d’habitude, ton visage ne me dit trop rien.

Et oui, je l’observe, comme ça, sans même me cacher, attitude si malpolie, si désagréable tandis que j’avale une première bouchée qui provoque un léger cri de satisfaction et un regard pétillant tandis que je lui avoue, n'ayant pas tout à fait avaler mes pâtes, mâchouillant, aussi malpoli soit le geste:

Oh, c’est délicieux! Tu… Tu cuisinais, avant?

Je n’ai pas besoin de préciser “dans le monde d’autrefois”, évoquer notre passé commun à tous les habitants du coin est une douleur sans nom, que je n’ai pas besoin de ressentir aussi violemment. Pourquoi donc suis-je en perpétuelle fuite et à la fois confrontation? Je m’épuise, parfois, je ne cesse de ressentir cette colère, cette quête de réponses à des questions que je n’ose formuler à voix haute.
Il est trop tard pour regretter, pour hésiter, pour refaire le monde.
Pour le moment, je me contente de déguster ce plat qui comporte une saveur qui me pousse à une certaine nostalgie…

C’est sans doute cette alléchante odeur qui m’a poussé à me rendre, aussi discrètement que possible, dans les cuisines de la Tanière. Ou simplement mon éternel trait de caractère rebelle qui se caractérise de la plus incongrue des manières? Ou encore mon sommeil tellement agité que je cherche à fuir cette couchette qui symbolise mes peurs les plus profondes? Je suis la première surprise, autant réfléchir n’est clairement pas mon genre. Je suis une femme d’action, qui préfère se tromper, échouer à défaut de regretter. Et puis, ce ventre qui crie famine, je ne l’ai pas inventé, tout de même! Un besoin vital se fait sentir, je cherche simplement à le combler.
Point à la ligne, il ne faut pas chercher plus loin.
Mais je ne pensais pas trouver âme qui vive, encore moins compagnie aussi agréable. Alzira s’agite en cuisine, virevolte même, semble être parfaitement dans son élément. Curieusement, je me mets à comparer ses gestes à une chorégraphie parfaitement maîtrisée, la danseuse que je suis ne peut s’empêcher de mettre son art au centre de chacune de mes réflexions.

Prenant à coeur les paroles préventives de cette charmante, cuisinière, je souffle sur la bouchée que je m’apprête à avaler, réflexe stupide quand on pense surtout qu’il ne sert pas à grand chose et souligne:

Ah, t’es nouvelle? Comment tu t’es retrouvé là, toi?

Curiosité mal placée, ou pas vraiment, il n’y a rien de mal à faire connaissance ou tout simplement à se renseigner sur les personnes qui nous entourent. La Tanière est un refuge, certes, mais la confiance n’excluant pas le contrôle, j’aime à savoir les tenants et aboutissants de chaque rencontre. Du genre chat sauvage qui ne se mêle pas tant que ça aux autres habitants, je me force à faire la conversation mais certainement pas à sourire de satisfaction après avoir dévoré plus de la moitié de l’assiette en un temps record. Fronçant les sourcils suite à un élément offert par Zira, je ne peux m’empêcher de faire une remarque acerbe mais si spontanée:

Ah ouais, cheffe pâtissière. Dans un palace, en plus! Ça devait bien gagner, ça! Ça doit te désespérer, de voir qu’on grignote quelques biscuits secs presque rassis, non?

Oui, Heather, fais donc ça, remue le couteau dans la plaie, insiste bien sur l’aspect misérable de cette nouvelle existence que nous devons tous subir. Mais c’est plus fort que moi, le négatif finit toujours par l’emporter sur le reste et au bout de quelques minutes, je réalise à quel point nous sommes différentes, elle et moi. Le jour et la nuit, l’expression est toute trouvée. Je pourrais me terrer des jours durant mais Zira semble si solaire, souriante, bourrée d’ondes qui pousserait le plus dépressif d’entre nous à sourire à pleines dents. Ce qu’elle réussit à produire grâce à sa cuisine, certes.
Mais ma mine bougonne n’est jamais très loin.

Et t’en fais pas, va, personne ne réussit vraiment à me forcer la main.

J’ajoute cette vérité tandis que j’arrive à la fin de ma dégustation, raclant mon assiette avec une cuillère tout d’abord pour ensuite poursuivre sur ma langue qui lèche la porcelaine sans aucune gêne. Bah quoi? Gâcher, ce n’est plus envisageable désormais, et le plat était si délicieux que je ne compte pas en laisser une goutte ou une miette. Je sens bien qu’elle m’observe, doit sans doute me juger, ou pas, Zira ne semble pas être de la trempe à s’en faire pour des futilités pareilles. Et ne mord pas à l’hameçon des confessions, préférant s'orienter sur la seconde partie de notre festin improvisé, version sucrée cette fois-ci. Je lui réponds, haussant les épaules, pinçant des lèvres en réalisant à quel point je suis inculte sur certains aspects culinaires:

Euh… Ouais, j’imagine, j’en ai jamais mangé. Mais je veux bien goûter! Et aider, non, ou au moins faire quelque chose pour te remercier, je…

Mais dans ma précipitation, tandis que je me lève et que je souhaite réunir notre vaisselle, je finis par faire tomber une assiette, la laissant s’échapper contre le sol sur lequel elle se brise en plusieurs morceaux, provoquant ainsi un bruit impossible à ne pas remarquer par la patrouille environnante.

Et merde!

Foutue maladresse qui me conduira tôt ou tard à ma perte.

C’est que dans l’ancien monde, je n’étais pas aussi dispersée. Ou plutôt si, mais que désormais les conditions se prêtent plus à ce que ce vilain défaut soit une balle tirée en plein de mon pied. Dans cet univers hostile, nous n’avons pas le droit à l’erreur, tout est susceptible de se retourner contre vous. Et subitement, le brasier s’enflamme. Par une simple erreur de ma part, une poigne moins ferme que je n’aurais voulu, mes doigts qui virevoltent au-dessus de cette vaisselle sale que je souhaitais simplement débarrasser. Rien de plus, rien de moins. Une bonne intention coupée dans l'œuf, mon cœur qui s’arrête, mon regard qui retrouve celui d’Alzira.
Nous savons toutes les deux que cette faute pourrait nous coûter très cher. Nous espérons seulement que les conséquences ne soient pas aussi dramatiques que notre imaginaire nous l’intime…

Moi qui crie haut et fort à qui veut l’entendre que je suis la Reine pour gérer les situations de crise, laissant parler mon égo surdimensionné, voilà que je me retrouve figée, paniquée, cédant à la peur, celle qui est constante et paralysante à souhait. Je n’arrive même plus à battre des cils, mon souffle est coupé et les battements de mon cœur semblent s’être arrêtés tout net. Suis-je seulement encore en vie? Plus pour longtemps si les membres de la ronde de nuit finissent par mettre la main sur nous. Mon escapade nocturne pouvait me coûter cher, j’en avais bien conscience en quittant mon lit. Mais tout est différent depuis que j’ai rencontré Alzira. La dernière chose que je souhaite, c’est que mon choix l’impacte et qu’elle paie pour une erreur que j’ai commise seule, comme toujours. Ma solitude est ce qui protège les autres, j’ai fait l’erreur de la mettre de côté, cette nuit. D’oublier à quel point je suis un véritable danger ambulant.

Mais à l’image de mon inactivité, Zira prend les choses en main et, ayant attrapé ma main afin de me guider, me conduit jusqu’à la réserve, une cachette idéale, en tout cas, je croise tous mes doigts pour. Je tente de respirer le plus discrètement que possible, de me fondre dans les étagères que je sens dans mon dos, devenir une petite souris tandis que le chat rôde, là dehors. Suite à la remarque de ma partenaire de cachette, je souffle, la voix plus rauque que je l’espérais:

T’auras essayé, au moins…

Merde, Heather, ce n’est pas remonter le moral, ça. Mais me montrer positive? Alors que la situation est à ce point critique? C’est au-dessus de mes forces. C’est plus fort que moi, je ne cesse de me projeter jusqu’à notre arrestation, jusqu’à un châtiment, peut-être? Je m’imagine déjà me débattre, argumenter sur la raison de notre présence, trouver une excuse acceptable. Mais rien n’y fait, je n’y arrive pas.
Et quand j’observe Zira avoir le cran d’agir alors que je suis devenue qu’une pitoyable marionnette, j’entrouvre les lèvres, reste bouche bée, mon coeur tambourinant dans ma poitrine tandis que le garde prend quelques secondes afin d’analyser ses dires et d’hocher la tête avant de repartir, grognant qu’elle ne devrait pas tarder à lui apporter un encas, qu’il meurt de faim. Dès que je sens que la voie est libre, je quitte ma cachette, à pas de loup et agrippe Zira par les épaules avant de m’exclamer, ivre de joie et de soulagement:

Putain… Ça a marché!

Ne pouvant m’en empêcher, j’esquisse quelques pas de danse, mon moyen d’expression ultime, la légèreté enveloppant mes gestes me libérant de la récente pression qui a engourdi mon esprit. Reprenant rapidement la voie de la raison, je propose à Zira, les sourcils froncés:

Maintenant, je crois qu’il faut vraiment préparer ce repas, hein? Tu me laisses t’aider? Promis, je ne m’approche d’aucune vaisselle.

La blague pourrait être amusante, plus tard, deviendra une anecdote que nous nous raconterons, le socle d’une future et probable amitié. Mais pour le moment, nous avons du travail et j’endosse le rôle de l’assistante d’une cuisinière douée et passionnée, aucun doute là-dessus. J’examine avec encore plus d’attention la gestuelle de Zira, sa danse à elle, qu’elle exécute à la perfection. Elle semble à l'aise, dans son élément, retrouve le sourire, passe au delà de ce stress intense que nous venons de vivre. Enveloppant le dernier paquet de nourriture d’un large torchon, je place mes mains sur les hanches, hautement satisfaite et continue à structurer notre échange:

Et voilà! On leur apporte? Ça nous donne une occasion de filer d’ici et de se promener, peut-être. Je commence à avoir chaud.

C’est que bosser après une vague de panique aussi intense donne des suées.
Mais le constat que je dresse suffit à me redonner le sourire: nous sommes toujours là, libres, loin d’être inquiétées. Jouissant d’une liberté négociée mais tout de même bien réelle…